Page 114 - VH Magazine N°143 - Octobre 2015
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qui marchent et au ras des trottoirs, on mangeaient cru à pleines dents.
voit ces détritus, restes de bouffe pour De nombreuses personnes vendent des
moutons, leurs déjections, des flaques biens pour se payer une carcasse de
d’eau pourries qui courent le long du mouton. On n’hésite pas à tout brader
caniveau. pour peu que l’on se fasse plaisir en
Et plus loin, toujours à ras de terre, du engloutissant des kilos et des kilos de
feu, un brasier avec des morceaux de barbaque.
bois coupés sommairement. Des têtes de D‘ailleurs, vous avez remarqué que chez
bêtes qui crament, des pieds de biches qui nous au Maroc, on mange presque tout
grillent. De la fumée, du sang, une odeur dans un mouton. Même la peau est recy-
âcre et pas une pointe de ciel bleu. clée. On ne lâche le morceau qu’après avoir
Non, ce n’est pas du tout un passage de fait un sort à la bête. On mange même les
Sur la route de Cormac McCarthy. Ce yeux, la langue, les tripes, les poumons,
n’est pas un quartier périphérique de les intestins, les oreilles, la cervelle, rien
Homs, après un carnage. Cela se passe n’échappe à l’appétit féroce du Marocain.
près de chez vous, le jour de la fête du Non, ce n’est pas de la rage devant le
grand sacrifice devant l’éternel. gibier frais, mais le goût de la bouffe. Le
CARTON
CHRONIQUE
ROUGE «
PAR ABDELHAK NAJIB
Rien ne va plus, reste le mouton
La fête du mouton, le jour du sacrifice, C’est juste une fête. Juste de la joie. Une Marocain est mangeur. Il aime la viande
le rendez-vous du sang qui coule et qui manière bien de chez nous pour mani- et il le fait savoir. C’est un atavisme qui
nourrit la soif des beaucoup-trop-nom- fester le bonheur de manger de la viande. date de longtemps, on le sait.
breux. Parlons-en. Parlons de la frénésie Vous savez qu’on peut devenir marteau Mais concilier saletés et nourriture, pourrir
de la barbeque, de la folie des tripes, des si on ne tue pas la bête ce jour-là pour les villes au nom de la viande, laisser des
bêtes qui se font zigouiller, juste pour voir le sang gicler et passer, juste après, tonnes de déchets dans les rues et sur
remplir la panse. Et ne venez plus nous à la boustifaille grasse et gluante, dans les boulevards, il y a une frontière très
parler de sacralité, de symbolique reli- des bûchers à ciel ouvert, avec la fume épaisse entre vieux instincts et civisme. Là,
gieuse. Tout ce fatras d’idées est éculé, suffocante, dans un paysage de fin du le Marocain n’a pas encore réussi à faire le
mort. Une page est tournée. Aujourd’hui, monde. Et la ville est vide, pas un chat nettoyage. Mais on ne perd rien à attendre.
et déjà depuis quelques années, on égorge dehors, juste le feu, les peaux de moutons Le pire est toujours à venir. Vous savez,
la bête pour faire bombance. On tue la qui dégoulinent, des brasiers partout et c’est un leurre de croire que les choses
biche pour manger, boustifaller, faire un des gamins qui courent avec des têtes de s’arrangent avec le temps et les décennies
carnage pour assouvir tant de non-dits et bêtes entre les mains. qui passent. Le rouleau compresseur des
de privations. Le mouton devient, du coup, La vue du sang est ici importante. C’est jours rend certains, beaucoup-trop-nom-
le symbole d’une libération des instincts un rite païen, un rite très ancien, un rituel breux d’entre nous, encore plus carnas-
primaires. Pour vous en rendre compte, ancré dans les subconscients, oui! Mais il siers, plus gloutons, plus avides, sans
imaginez une caméra à ras le sol. On ne est si anachronique que le jour de la fête, égard aucun pour une certaine culture de
voit aucun visage. Juste des pantalons on dirait l’apocalypse. Drôle de façon de la fête, un certain regard sur le legs d’hier,
maculés de sang frais. Des mains qui faire honneur à la bouffe. Mais il faut dire une autre approche du sacré, dans la joie,
arrivent aux genoux, munies de grands que c’est là un rite qui remonte au temps la retenue, l’introspection, le recueille-
couteaux dégoulinant. Juste des pieds où nos ancêtres traquaient le gibier et le ment, même face à un rite barbare.
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