Page 30 - VH Magazine N°187 - Novembre & Décembre 2020
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LA COUV’ I I Leila Alaoui
« Tu resteras dans l’histoire abandonner la photographie. regard profondément humain,
comme une des plus grandes Elle voulait se diriger vers le sauveuse des âmes en peine.
photographes de ta généra- cinéma, le documentaire, pour
tion » avait prédit Jean-Luc mieux traduire les histoires Anthropologue de la souf-
Monterosso, directeur de qui lui tenaient à cœur. Car france humaine
la Maison européenne de son engagement et son mili- «Il y a encore beaucoup
la Photographie en fin 2015, tantisme ne datent pas d’hier. de choses que l’on n’a pas
quelques semaines avant sa «C’était extraordinaire, des montrées encore. Leila a
mort. Et ainsi soit-il. Cinq ans gens sont venus frapper à la beaucoup, beaucoup travaillé»
après la mort de Leila Alaoui, porte de partout le jour de insiste Christine Alaoui.
son œuvre voyage encore, son enterrement. Il y avait Comme si elle sentait que ses
impressionne, questionne ce monsieur qui taillait les heures sur cette terre étaient
toujours. La Fondation Leila palmiers de la maison depuis comptées, elle captait l’instant
Alaoui créée en 2016, quelques longtemps, et il nous a appris de son objectif, capturait les
mois après sa disparition, par que, quand Leila était petite, regards des gens qui ont un
la famille de la photographe est elle demandait constamment si message à faire passer, donner
l’exemple même d’un travail ils avaient soif, elle leur achetait la parole à ceux que l’on ne voit
sur le travail accompli, tant des boissons , elle leur achetait pas. Plusieurs expositions sont
l’œuvre était immense. « On a des cigarettes. Je ne savais à venir. 2021 sera l’occasion
créé la Fondation pour archiver pas ! Elle le faisait discrète- de découvrir le travail de la
son travail, parce qu’elle a ment, elle n’en parlait pas. jeune photographe partie
énormément travaillé. Une Ce sont ces personnes-là qui trop tôt. Elle a travaillé sur
historienne à Genève a pris l’intéressaient. Elle a toujours les enfants malades. Elle a une
2 ans pour archiver le travail été proche des « laissés pour série sur les enfants cancéreux
de Leila ! Quand on fait une compte », comme elle les dans les hôpitaux au Maroc.
exposition, on tient toujours à appelait. Elle a eu une enfance C’est une série qui n’a jamais
montrer son engagement, et très choyée, elle a vécu avec encore été montrée. « Il y a
on tient à montrer ce qu’elle des célébrités comme Yves un travail magnifique qu’elle
aurait peut-être fait, elle, de Saint Laurent ou Serge Lutens. a fait sur l’Inde. Elle a photo-
son vivant » confie Christine Mais ce n’est pas un monde graphié, pendant 3 mois, 1000
Alaoui, qui ouvre les portes qui l’intéressait. Du tout. Je ouvrières dans une usine en
de la maison familiale, une me souviens d’un des derniers Inde. C’est un peu l’équivalent
maison sublime perdue dans déjeuners que l’on a faits ici. Il du travail sur les Marocains
la Palmeraie à Marrakech, où y avait Paloma Picasso. Leila là-bas. Elle voulait montrer la
Leila a grandi. Une maison où commençait à être connue condition de vie de ces ouvr-
Yves Saint Laurent, ami de la dans le milieu de la photog- MaMan, je ières qui fabriquent tous ces
famille, avait ses habitudes, raphie et je lui ai proposé de vêtements que l’on porte, nous,
où Serge Lutens, son mentor, lui parler. Elle ne voulait pas. ne veux tous les jours ». Son dernier
lui a donné le goût du beau, Ce n’était pas un monde qui pas faire travail, un projet baptisé «L’Ile
où Mahjoub Ahardane, son l’intéressait ». Le travail et la de fête. du diable», met en scène
parrain, lui a transmis sagesse vraie rencontre, suffisaient. Pas d’anciens ouvriers de l’Usine
et passion pour l’art. besoin de strass et paillettes, je ne veux Renault, les premiers africains,
d’un monde dans lequel elle a pas être maghrébins, première généra-
Engagement sans faille grandi qui a fait d’elle ce qu’elle Le centre tion d’immigrés à s’installer en
Leila Alaoui utilisait la photo- est. Sa mère est fille d’ouvrier France. La photographe passe
graphie pour faire passer un français, son père marocain d’intérêt trois mois avec eux, ils devien-
message, raconter une histoire, bourgeois, elle est la « petite pendant nent une deuxième famille pour
dénoncer l’insupportable. Pour marocaine » en France et le elle. Telle une anthropologue
elle, la photographie n’était « petite française au Maroc ». une soirée de la souffrance humaine, elle
pas esthétique, elle était un Toutes ces contradictions, ses va chercher à comprendre,
moyen d’atteindre un but. richesses et ses failles vont côtoyer de plus près ce que
Selon sa famille, Leila voulait faire d’elle, la photographe au vivent et ressentent réellement
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