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LE PETIT MONDE DE LA MÉDINA
                                             de l’acteur en nous insultant en   LE PETIT MONDE DE LA MÉDINA
                                             arabe ! »
                                             Et puis, il y a les bêtises : école   La Médina est un monde   Il a fi ni par lui prêter le dentier
                                             buissonnière, carreaux cassés,   picaresque. « Tu passes et tu   matin, midi et soir, juste le temps
                                             escapades à Mrizigua, chats   entends une femme qui appelle son   de manger. L’autre ne l’a jamais
                                             utilisés à la manière des lanceurs   fi ls depuis le balcon : ‘fi ls de p… !’,   remboursé. Il disait : ‘je ne mange
                                             de marteaux où dans le derrière   rigole Abdellatif Lasri. Son propre   que trois fois par jour’. »
                                             desquels on plante des piments…   fi ls ! Elle lui demande ce qu’il fait. Il   D’autres fi gures émergent au fi l
                                             On s’amuse à défi er l’autorité,   lui dit qu’il est en train de jouer avec   de la conversation. Parmi les plus
                                             parents, instituteurs ou représentants   un rat. Elle lui répond : ‘attention   aimées, celle du docteur Gaston
                                             de l’ordre. « Les policiers étaient   qu’on ne te le prenne pas !’   Brami. Originaire de Tunisie, il
                                             analphabètes, se souvient Joseph   Comme s’il s’agissait d’un jouet   venait d’Algérie où, en tant que juif,
                                             Oiknine. Alors, quand ils nous attra-  précieux ! » Dans chaque quartier,   il ne pouvait pas exercer sous le
                                             paient en train de rouler en sens   il y a des fonctions sociales bien   régime vichyste. Dans l’ancienne
                                             interdit sur une mobylette, au lieu   précises. « Il y avait ‘le fou’, ‘l’ivrogne’,   médina, il rencontre un médecin qui
                                             de nous verbaliser, ils nous faisaient   ‘la sage-femme’, ‘la prostituée’,   lui demande d’assurer l’intérim dans
                                             dégonfl er les pneus. Je faisais   etc., explique Brahim Lamine   son cabinet pendant ses vacances.
                                             semblant d’appuyer et je faisais le   Concernant ‘l’ivrogne’, qui travaillait   Le jeune homme se débrouille si
                                             bruit d’un pneu qui se dégonfl e.   à la Comanav et revenait toujours   bien que le médecin lui propose
                                             Après, ils me laissaient repartir,   après trois mois de navigation   de rester. « Je pouvais donc, en
                                             satisfaits… » On joue aussi à sauter   avec une bouteille de whisky, on le   toute sérénité, m’installer de façon
                                             d’une terrasse l’autre. « Nous étions   suivait dans la rue en chantant : ‘oh,   régulière comme médecin, en me
                                             totalement inconscients, admet   l’ivrogne à la bouteille délaissant   promettant solennellement que
                                             Abdellatif Lasri. J’avais un copain   ses sept enfants’. »   je n’oublierai jamais le Souverain
                                             plus âgé que moi. Le jour de la   Les « fous » vivent au milieu   d’alors, le Roi Mohammed V, et
                                             fête, on louait une mobylette. Ça   des autres, acceptés comme   que je transmettrai à mes enfants
                                             coûtait 3 dirhams. Chacun de nous   faisant partie de la vie. « Il y en   et à mes petits-enfants le souvenir
                                             la conduisait une heure. Et quand   avait un qui habitait à côté de la   de cet homme courageux, juste
                                             j’étais passager, je me mettais   rue Fayol, se souvient Joseph   et bon, racontera le bon docteur
                                             debout à l’arrière sur le siège.   Oiknine. Il mettait une salopette   Brami dans ses mémoires intitulées
                                             J’écartais les bras et il roulait ! »  qui lui montait jusqu’à la poitrine.   Les Contes de mon Mellah. Il y
                                             On passe aussi beaucoup de temps   Il se promenait avec un souffl et   avait de tout dans cette population
                                             à se moquer des autres avec la   qu’il tenait comme un bébé. »   où prédominaient femmes et
                                             malice propre aux enfants de la   Même chose pour les handicapés,   enfants, juifs pour la plupart. En
                                             Médina. « Il y avait un type, Moulay   parmi lesquels la plus célèbre est   les écoutant, je fus charmé par
                                             Ali, qui fabriquait des instruments   Myahou : « c’était une femme qui   leur accent, leur gentillesse, leur
                                             de musique, raconte Abdellatif   marchait à quatre pattes, comme   simplicité et surtout, leur caractère
                                             Lasri. Il avait formé un orchestre   un singe. Elle faisait des kilomètres   humblement respectueux. » Au
                                             avec ses enfants. Il avait une petite   dans la Médina. Tout le monde   moment de prendre sa retraite,
                                             voiture dans laquelle il transpor-  la connaissait. Ses mains étaient   le médecin qui l’avait engagé lui
                                             tait l’orchestre, avec les micros à   aussi calleuses que des pieds »,   cède le cabinet. Le docteur Brami
                 était particulièrement dur et violent,   l’ancienne sur le toit. Il avait un tic :   raconte Joseph Oiknine.   soignera ainsi pratiquement tous
                 affi rme Mohamed Vigon. Mais ces   quand tu lui demandais ‘comment   Et surtout, à la Médina il y a   les juifs du Mellah et un très grand
                 bagarres étaient en quelque sorte un   ça va, Moulay Ali ?’, il lâchait tout   l’absurdité au quotidien. « Il y avait un   nombre de musulmans.
                 jeu d’enfants. Parce que dès que la   et levait les mains. Et nous, on   café, rue de la Croix-Rouge, où tout   Autre belle histoire de la Médina,
                 bagarre était fi nie, on se réconciliait. »  l’attendait. Quand il arrivait devant   le monde jouait au rami, rappelle   celle de la principale droguerie
                 L’autre grande passion des enfants   nous, on lui demandait : ‘comment   Abdellatif Lasri. Il appartenait aux   du Mellah. « Elle appartenait à un
                 de la Médina est le cinéma. Les   ça va, Moulay Ali ?’. Et il lâchait   sept frères Meknassi, les terreurs   vieux juif que ses enfants avaient
                 salles Médina et Impérial ne désem-  tout ! Un jour, il est rentré avec sa   de la médina. Quand tu arrivais,   délaissé et dont la femme était
                 plissent pas. On va y voir, selon   voiture dans la pharmacie. Il nous   on te donnait quatre jetons en   morte, raconte Brahim Lamine. Il
                 les époques, les fi lms noirs avec   disait : ‘pourquoi vous me dites   cuivre et le perdant payait les   avait un jeune apprenti musulman
                 Richard Widmark, les westerns   bonjour, bande de c… ? Je vous   consommations. Un jour, à la fi n de   qu’il avait formé et qui lui est resté
                 avec Randolph Scott, la série des   vois tous les jours !’ ». Aucune   la journée, il est resté un client qui   fi dèle quand, en raison de son âge,
                 Macistes et, bien sûr, Spartacus.   infi rmité n’échappe à l’insolence des   n’avait pas de quoi payer. Le patron   il ne pouvait plus bouger. Il le lavait,
                 Les séances sont pour le moins   enfants : « Il y avait un juif tout petit   lui a demandé : ‘qu’est-ce que tu   le nourrissait et continuait à gérer
                 animées, les spectateurs apostro-  qu’on appelait Itzhak Sérouya, se   as sur toi’. Le type lui a répondu : ‘je   sa boutique et à lui ramener sa
                 phant l’écran (voir article consacré   souvient Joseph Oiknine. C’était   n’ai rien, que mon dentier’. L’autre   recette. Quand le vieux monsieur
                 au cinéma), quand ce n’est pas le   un nain. Tous les matins, il levait le   lui a dit : ‘donne-le moi’. Il a ouvert le   est mort, ses enfants sont rentrés
                 machiniste lui-même qui s’y met :   rideau de son épicerie, un rideau   tiroir et a balancé le dentier dedans.   de France pour découvrir qu’il avait
                 « au cinéma Médina, on se moquait   en fer très lourd. Et tous les matins,   Le lendemain matin, le client   tout légué à son employé. Il y a
                 du machiniste en criant : ‘vas-y   nous nous plantions devant son   revient en demandant son dentier   eu des procès, mais l’apprenti a
                 l’aveugle !’, raconte Abdellatif Lasri.   épicerie en attendant qu’il décolle   pour prendre son petit-déjeuner.   conservé le magasin. Il y avait une
                 Pour se venger, il prenait le micro   avec le rideau. Il fallait le porter   Le patron lui dit : ‘d’accord, mais   solidarité réelle, quelle que soit la
                 pendant le fi lm et parlait à la place   pour le faire descendre. »  après, tu le remets tout de suite !’.   confession du voisin. »


                                                                                              Novembre   2011    VH magazine   55
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