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INTERVIEW DE

                 SAMIA TAWIL, chanteuse


                 Le Maroc que vous aimez?
                 Le Maroc, pour moi, c’est le sourire de mon
                 grand-père lorsqu’il chantait du Bécaud,
                 les amours «Sukara» d’Oum Kalthoum,
                 le Bambino de Dalida, ou nous regardait,

                 fièrement, danser dans le salon sur les airs
                 hypnotiques de Nass El Ghywan dont il me
                 traduisait les vers telluriques, de lave et de
                 vents brûlants drainant mémoires venues de
                 loin et si vives, pourtant, ou tendre l’oreille
                 à ces mélopées andalouses qu’il chéris-
                 sait tant. C’est un gembri mal accordé qui
                 résonne tant bien que mal, et dont les sons
                 hésitants s’échappent de la chambre de
                 mon oncle qui s’essaie à chanter « Wash
                 hna houma hna » au rythme de ses doigts
                 encore malhabiles. C’est ma mère en jeans
                 troués qui danse sur du Freak, rejoue les
                 chorégraphies de « Saturday Night fever» ou
                 de « Fame », hurle à un « another brick in
                 the wall », ou m’entraîne vers un « smooth
                 criminal » sous les yeux attendris de son
                 père. Ce sont les rires de ces petites fi lles
                 de l’orphelinat de la médina de Rabat que
                 la rudesse du quotidien et l’incertain des
                 lendemains jamais ne tairont. C’est un
                 marchand de pépites qui me tend un cornet
                 de papier en fredonnant une chanson de
                 Tracy Chapman qui parle d’une révolution
                 dans un vieux magnéto. C’est un enfant qui
                 me poursuit dans la Médina de Marrakech
                 pour me dire que je lui avais trop payé son
                 petit bracelet et me tend un billet tandis que
                 je retiens mes larmes.

                  Le Maroc que vous rêvez?
                 Mon Maroc, c’est un amour. Un amour
                 indomptable de beauté et de courage, un   à nous faire croire que nous avons meilleur   certes, ses enfants courant plages et médinas
                 amour bigarré mondes naturellement   temps d’apprendre à n’être « que », alors   et portant des charges plus lourdes que leurs
                 unis en un bouclier dressé contre tous les   que nous sommes, à chaque respiration, et   petits corps, ou croulant sur les trottoirs. Mais
                 carcans. C’est mon pays, le premier dans   sans y penser, dans toute la splendeur de ce   il y avait l’espoir. Cet espoir bafoué, cri étouffé,

                 lequel j’ai pu me reconnaître, malgré mes   que nous chuchote cette terre d’Afrique aux   qui rejaillit enfin aujourd’hui sous l’augure
                 multiples origines, ou grâce à elles. Miroir de   croisées de tous les mondes.  d’une société civile plus forte que jamais, et
                 cette pluralité, il me renvoyait à cette identité                   qui ne compte pas brader son âme. Ma seule
                 intemporelle, sans frontières. J’espère, pour  Le Maroc tel que vous le voulez?   prière est que ce Maroc retrouve cette pureté
                 avoir mal à ces violences qui se multiplient et   Mon Maroc, celui de mon enfance, c’est un   qui lui est si propre, et qu’il s’unisse dans les

                 trahissent ce pays, mon Maroc, et ces multi-  Maroc qui aime l’autre, non pas par devoir   défis sociaux qui l’interpellent, tende la main


                 ples racines étreintes toutes et une, que cette   ou identification artificielle, mais parce qu’il   vers ses enfants écorchés par la pauvreté,
                 terre ne cèdera pas à l’amnésie de sa mixité,   l’aime. Parce qu’il se retrouve en son âme.   plutôt que de perdre son énergie à faire
                 et que sa richesse ancestrale ne ploiera pas   C’est un Maroc à la jeunesse éternelle. Un   tourner les moulins à vent d’idéologies en
                 sous les discours pan-arabiques qui tiennent   Maroc qui avait alors déjà ses douleurs,   contreplaqué.

                                                                                   Août-Septembre   2015    VH magazine
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