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NOTRE ÉPOQUE I I Mon Maroc
BOUCHRA ALAMI, journaliste, animatrice-télé
MARCHE OU CRÈVE EN SOMME
Cet été 2015, aura été révélateur du mal-être de tout une popula- c'est le racisme social. Il est à l'encontre pour ne pas dire antino-
tion, dans un contexte mondial, pour le moins mitigé. D'un côté, une mique avec la notion de cohésion sociale et dont de projet de société
jeunesse nombreuse, vigoureuse, désenchantée et désoeuvrée, issue commun, même si tout "allait bien " par ailleurs. Les attentats du
d'une masse souffrant des mêmes tares, dont elle est, aujourd'hui, 16 mai, où des compatriotes ont commis des attentats suicide à
le porte-parole musclé. De l'autre côté, nous avons une bourgeoisie l'encontre d'autres marocains sont symptomatiques de cette haine
frileuse, timorée, sans perspectives aussi, affi chant contenue. La récupération de la religion par ceux
une certaine modernité dans son mode de vie, ci et leurs sympathisants, parce qu'ils existent, et
mais rétrograde dans ses valeurs pour préserver sont nombreux, preuve en est aujourd'hui, n'est
ses intérêts. Ceux sont ceux là qui vantent la sacro qu'une façon de se positionner au de là de tout
sainte qualité de vie marocaine. Entre les deux, pouvoir. Ils s'abandonnent aux mains du tout divin,
une petite classe moyenne tiraillée, noyée dans ce qui est le summum du désespoir. Bien sûr, il y a
les crédits générés par l'euphorie de la société de l'éducation bancale et son système déstructurant,
consommation et ses môles rutilants, tente de se la santé, inexistante, la corruption omniprésente
frayer un passage.La convoitise, la frustration, la et plus sophistiquée, un ascenseur social bloqué
servilité, l'impossibilité de sortir de sa condition, entre deux étages. Bref, tout ce que l'on sait déjà.
marche ou crève en somme, voilà ce dont souffre Si on ajoute le fait, qu'à l'impossibilité d'améliorer
le premier pan, sans compter le sentiment d'hu- son sort, il y a le mépris des nantis, le manque
miliation permanente. L'autre pan, d'oppresseur, de reconnaissance, de respect, tout simplement.
il sent oppressé par ce retour de manivelle, pour le moins attendu, "Alors, il ne faut pas s'offusquer du résultat." En effet, le respect les
après tant d'années d'arrogance, de suffisance et de déni de son uns des autres, la considération les uns pour les autres, ces valeurs
prochain. Parce que chez nous, l'autre fléau, et pas des moindre, piliers du vivre-ensemble, nous font cruellement défaut.
AHMED BOULANE, cinéaste
J’AIME LE MAROC DES ANNÉES 70, CELUI
D’AUJOURD’HUI EST HORRIBLE
C’est triste à dire, et il n’y a aucune nostalgie dans mes propos, mais
le Maroc que j’aime est celui d’antan. Le Maroc des années 70. Un Maroc
autre, qui, avec beaucoup de recul, me semble aujourd’hui
plus libre. Oui, on avait plus de liberté à cette période, qui
était certes trouble, dure, avec de nombreuses exactions,
mais on jouissait d’une bien belle liberté. On mettait des
pattes d’éph et les femmes des mini jupes et on buvait, FADOUA BERRADA,
on fumait, dans le respect, on allait aux plages, on se
mélangeait, sans jugements, sans haine. Aujourd’hui, artiste globetrotteuse
le Maroc affiche des dehors horribles. On se lynche, on incite à la haine Le Maroc aspire à un avenir meilleur…Un Maroc en chantier
des autres, on divise, on veut gérer la vie des autres. Ce n’est pas le améliorant des volets perfectibles éducationnels et sociaux. Un
Maroc que j’aime. Ce n’est pas le Maroc où j’aime vivre. Aujourd’hui, Maroc enrôlant la quintessence de l'énergie de sa jeunesse qui
une certaine jeunesse s’est érigée en juge. Elle croit que c’est elle qui le hissera au rang des pays les plus prometteurs.
détient les clefs de la religion. Elle semble oublier que nos parents nous Cette jeunesse est parfois à la recherche de repères identitaires.
ont aussi élevés dans des valeurs musulmanes, mais sans haine, sans Elle regorge d’énergie à utiliser à bon escient. Elle est à même
intolérance, sans la moindre violence. Certains amis me disent Boulane, de défier l’impossible et de réaliser les rêves les plus fous.
il faut que tu tournes un autre Ali, Rabia et les autres. Je réponds que Mais celle-ci ne serait qu’un concept flou, abstrait et fortement
je suis incapable de le faire aujourd’hui. Pire, si je le fais aujourd’hui, on dépendant de la condition sociale d’origine et des perspectives
peut me lyncher, me condamner à mort, me livrer à la vindicte publique d’avenir, sans un modèle inconditionnel, fédérateur et inspirant...
au nom d’une certaine idée de la religion. Pareil pour mon autre film : La jeunesse suit un modèle aspirationnel d’audace, d’abné-
Les anges de Satan. Pour sortir de cet air nauséabond, il faut changer gation, de rigueur, d’éthique et d’engagement. Au contact des
les mentalités, mais c’est un travail de longue haleine. Et malgré mon aînés, la jeunesse marocaine s’épanouira et provoquera ainsi
optimisme, des fois je pense, que c’est trop tard. la genèse d’une gloire plurielle marocaine.
VH magazine Août-Septembre 2015