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RÉDA DALIL, écrivain                                            caine est cernée par les moralisateurs d’un
                                                                                     côté, les M’charmlines et autres frotteurs de
                 UN MONSTRE EST NÉ                                                   l’autre. Telle est sa condition en 2015. Quel
                                                                                     bonheur !
                   Je sors dans la rue et je vois des regards                        Tendant l’oreille, j’ai cru comprendre que l’élite
                 glacés, des mines fermées, des corps                                avait déserté le débat public. Que s’est-il passé ?
                 crispés, des attitudes paranoïaques. Il m’est                       Cette élite proverbiale a-t-elle abandonné le
                 très douloureux de constater à quel point                           combat ? S’est-elle débinée ? Cela, en effet,
                 le manteau du conservatisme s’est déployé                           semble être le sentiment général. Or, si les
                 sur notre beau pays, jadis heureux d’une joie                       «mieux-formés» ne se sentent plus concernés
                 presque enfantine, naïve, nimbée d’une envie                        par le débat public, s’ils ne votent plus, s’ils
                 de vivre, de laisser vibrer le corps et l’esprit,                   s’enfuient vers des cieux plus cléments, ce
                 dans une simplicité et une bonhomie toutes                          n’est pas entièrement de leur faute. J’y vois
                 marocaines.                                                         moins une lâcheté de leur part qu’une déban-
                 Je vois des spectres portant des habits tissés                      dade complète du personnel politique. Nul
                 de tabous. Le corps est arrimé à la terre                           ne devrait se sentir contraint de voter pour
                 tandis que l’esprit est branché à l’au-delà. Le                     des candidats ternes, démagogues jusqu’à la
                 corps ne compte pas. Le cacher ou le rendre                         caricature, roublards et sans charisme. L’apo-
                 hirsute ? Le néo-marocain, farouchement                             litisme, en l’absence d’hommes d’Etats, n’est
                 patriote, il fut un temps, choisit désormais   cru qu’avec un peu de persévérance, notre   pas une faute, c’est le refus d’un renoncement
                 de travailler pour le jugement dernier plutôt   pays s’approcherait de l’image qu’on s’y   doublé d’un principe d’hygiène.
                 que pour sa patrie.               fait ailleurs. Progrès, ouverture, tolérance,   Qu’aurait-il fallu faire pour passer entre les
                 Que s’est-il passé pour qu’en quelques   gentillesse. Des slogans qui, de nos jours,   gouttes du présent ? Probablement revenir sur
                 années, la physionomie d’un pays tendant   sonnent creux,  vains, anachroniques.   l’arabisation, instituer un plan Marshall pour
                 vers l’Europe, vers la modernité, les lumières,   J’avais cru qu’on décollerait à la manière de   l’Ecole, en faire une priorité nationale. Je sais,
                 s’atrophie de la sorte, se siphonne de cette   ces dragons d’Asie du Sud-Est dont on nous   pour ma part, qu’une augmentation d’impôt

                 flammèche de vie si essentielle ? Au point,   a tellement rebattu les oreilles à l’adoles-  sur mon salaire destinée à réformer l’Ensei-
                 aujourd’hui, où la morale puisée dans une   cence. Bref, la mondialisation fut heureuse   gnement aurait été non seulement acceptée
                 foi de plus en plus exacerbée (et de plus en   en transmission de dogmes wahhabites   mais désirée, voire exigée.
                 plus éloignée de nos traditions), impose ses   plutôt qu’en axiomes Adam Smithiens.   Seulement, de j’men-foutisme institutionnalisé
                 lois d’airain dans l’espace public, semant   J’ai vu trop d’amis partir au Québec, aux US,   en procrastination décomplexée, on a livré les
                 angoisse et frayeur chez ces citoyens qui   en France. Des gens ultra-diplômés, hyper-in-  enfants du Peuple au laminoir de «l’ignardise».
                 n’ont rien vu venir. Je ne cache pas entre-  telligents ont fui et l’hémorragie continue. J’ai   En conséquence de quoi, à la place normale-
                 tenir une certaine amertume vis-à-vis de la   vu trop de femmes chics, coquettes, brillantes,   ment dévolue à la culture se sont insinués bigo-
                 tournure qu’ont prise les choses. Comme   devenir agoraphobes, redouter d’arpenter les   terie et vulgarité, violence et extrémisme. Un
                 c’est le cas de beaucoup, cette énergie   trottoirs d’une rue transformée en déversoir   monstre gargantuesque est né qui ne cesse
                 de l’expectative dont je grésillais dans ma   de comportements morbides, effrayants,   de se goinfrer du laxisme ambiant. Bientôt sa
                 jeunesse s’est peu à peu muée en résigna-  charriant le vulgaire et les sabres dans un   boulimie triomphera. Bientôt il nous avalera
                 tion blasée. Béatement, j’y avais cru. J’avais   même ruisseau d’incivilités. La Femme maro-  tous. Si ce n’est pas déjà fait…




                                                       MOHAMED RACHDI
                                                   Critique d’art et commissaire d’exposition
                                                     C’est là, cher ami, une question redoutable à laquelle je suis incapable de répondre de
                                                   manière raisonnable ! Ce qui est indéniable, c’est que, relativement à ses voisins, notre pays

                                                   profite d’une situation politique stable, qu’il est en croissance économique enviable et que sa
                                                   société connaît une mutation formidable. Toutefois, la machine marocaine semble évoluée
                                                   comme une bombe à retardement, car s’il est certain que le pays est en plein développement,
                                                   avec beaucoup de réalisations, il est aussi miné par d’énormes carences dues à la négligence
                                                   d’une gouvernance souvent confiée à l’incompétence. Les inégalités sociales se creusent

                                                   de plus en plus. Le niveau culturel, à commencer par celui des décideurs et notamment
                                                   dans le domaine précisément de la culture, est catastrophique. Aussi, bâtir l’avenir du pays
                                                   ne saurait-il faire économie de l’investissement dans la culture, à l’impérative condition, bien
                                                   sûr, de viser l’excellence en mobilisant des acteurs réellement compétents !...



                                                                                   Août-Septembre   2015    VH magazine    1
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