Page 63 - VH Magazine N°143 - Octobre 2015
P. 63

❛❛  Hajar Moussalit El Alaoui, Doctorante chercheuse en art traditionnel
                 “ LES ARTS TRADITIONNELS ISLAMIQUES,


                 UNE MÉMOIRE POUR UNE AMNÉSIE DES VALEURES ”




                 “ Je me rappelle de cette dame brodeuse   excluent toute altérité possible, à l’art qu’ils   dance ininterrompue entre l’aspect spirituel
                 à Marrakech rétorquant avec un air calme   exercent.  Si seulement ils savaient que  les   et l’aspect technique et esthétique. L’œuvre
                 et méprisant, à la jeune fille qui venait de   arts traditionnels islamiques sont les arts   de l’art traditionnel était considérée par
                 lui demander une petite broderie pour son   de l’islam au degré de Al Ihsâne, c’est-à-  l’artisan d’antan comme un réceptacle du
                 petit haut, trop décolleté pour notre artisane,   dire au degré de la réalisation spirituelle   beau, un objet de perfectionnement où
                 qu’elle ne brodait pas pour les « motabarri-  qui place le musulman sur la voie de la   se rencontrent, connaissance et amour.
                 jate » (celles qui s’exhibent). Je me rappelle   Connaissance  (adorer Allah comme si   C’est ce qui explique la prédominance d’un
                 aussi de ce vendeur de maroquinerie à   tu le voyais, car si tu ne Le vois pas, Lui   ensemble de valeurs dans le milieu des
                 Tétouan,  qui après avoir ignoré intention-  te voit incontestablement). Si seulement   artisans comme la droiture (al ma’qoul),
                 nellement   les propos d’une jeune dame, lui   ils savaient que la voie d’Al Ihsâne, c’est   la confiance (an-niya), la parole donnée (al
                 a riposté qu’il ne voulait pas qu’une dame   aussi la voie de ses variantes sémiotiques   kalma), la satiété (al qanâ’a) la sincérité
                 sans voile lui adresse la parole                                          (al ikhlâs) ou véracité (aç-çidq) ou
                 (nti be’da ma’amlachi sebniya).                                           encore la pauvreté  spirituelle et
                 Je me rappelle également de ce                                            l’humilité (al-faqr).
                 touriste américain qui était venu                                         Si seulement j’étais sûre qu’on ne
                 voir la réceptionniste de son hôtel                                       me traiterait pas de kâfira et de
                 pour lui demander le sens du mot                                          motabarrija, j’aurai pu échanger
                 (kâfir) qui revenait souvent dans la                                       avec ces artisans, et leur dire qu’une
                 bouche de l’artisan sculpteur de                                          arabesque brodée, sculptée sur bois
                 bois en s’adressant à son apprenti                                        ou gravée sur cuir est si humble
                 tout en faisant allusion au touriste                                      et si silencieuse qu’elle n’a jamais
                 qui contemplait un objet artisanal.                                       été signée ni monnayable. J’avais
                 Je me rappelle de tant d’autres                                           envie d’expliquer qu’elle contient
                 histoires comme celles-ci qui illus-                                      des vérités spirituelles d’unité et
                 trent une Société qui s’improvise                                         d’unicité, de centralité, de rythme
                 moralisatrice au nom de l’islam.                                          cosmique etc., sellées dans une
                 Mais je ne retiendrai que ces trois                                       géométrie sacrée. J’avais envie
                 exemples parce qu’ils ont ceci de                                         d’attirer leur attention sur ces
                 particulier qu’ils expriment l’état                                       mêmes vérités qui sont présentes
                 d’esprit des artisans à l’époque                                          sous d’autres cieux, dans des
                 d’un « néo-islam » imprégné de                                            mandalas, dans des temples, dans
                 wahhabisme et de salafisme. Cette                                          des cathédrales, dans des synago-
                 mouvance religieuse qui met à mal                                         gues etc. et que l’artisan alchimiste
                 l’art et le beau ainsi que leur portée                                    de la matière et de l’esprit, en était
                 symbolique, et les marque du sceau                                        pleinement conscient.
                 de l’interdit et de la (bid’a) (l’inno-                                   J’avais envie de les inviter à contem-
                 vation blâmable). L’artisan se perd,                                      pler avec moi cette arabesque en
                 tiraillé entre ce nouvel islam et un                                      s’interrogeant ensemble à son
                 Etat qui peine à préserver un patri-                                      propos : N’est-elle pas majestueuse
                 moine civilisationnel et à garantir une saine                             par l’universalité qu’elle porte,
                 transmission. Un Etat qui, même avec les   à savoir, le sens de la beauté absolue, la   par l’humilité et la magnanimité qu’elle
                 meilleures intentions du monde, contribue   perfection, la bienfaisance,  la charité, le bel   exprime ? N’est-elle pas une école dans
                 sans le savoir à une mise en exotisme et   agir, la grâce,  la vertu, le bien etc.  une époque où la chaine de transmission
                 une folklorisation par le biais d’institutions   L’objet des arts traditionnels islamiques   s’est pervertie ? Et si nous revoyant notre
                 gouvernementales, incapables d’appro-  exprime, certes l’image finale qui fait montre   art avec un œil neuf ! Nous y trouverons
                 cher ces arts dans leurs aspects qualitatifs   d’une utilité fonctionnelle et d’une certaine   indéniablement tant  de valeurs. Car à qui
                 et spirituels, se contentant d’élaborer des   beauté de formes et de couleurs. Il atteste   veut bien l’entendre, « L’étude de l’art isla-
                 centaines de stratégies qui s’articulent   d’une maitrise et d’un savoir-faire techni-  mique, (…) peut conduire, (…) vers une
                 autour de milliers d’axes quantitatifs.  ques. Il ne faut, toutefois pas omettre qu’il   compréhension plus ou moins profonde
                 Si cette brodeuse, ce maroquinier ou ce   fut un temps où, en plus de ces aspects,   des vérités ou réalités spirituelles qui
                 sculpteur de bois avait pu assimiler le   l’objet des arts traditionnels incarnait des   sont à la base de tout un monde à la fois
                 rapport de la religion, au nom de laquelle ils   principes qui témoignaient d’une correspon-  cosmique et humain ». ”


                                                                                          Octobre   2015    VH magazine   63
   58   59   60   61   62   63   64   65   66   67   68