Page 70 - Lire votre magazine en version PDF
P. 70

CASABLANCA 1920 -1970 I I  Villa Suissa


                   SI LA VILLA SUISSA NOUS ÉTAIT CONTÉE…
                   SI LA VILLA SUISSA NOUS ÉTAIT CONTÉE…


                         ELLE EST L’UNE DES DEMEURES EMBLÉMATIQUES DE CASABLANCA. ELLE FUT TOUR À TOUR LE THÉÂTRE D’UN SCANDALE,
                                     DE GRANDS BONHEURS ET DE TERRIBLES TRAGÉDIES. AUJOURD’HUI, ELLE A REPRIS VIE.


                         ersonnage fl amboyant
                         et haut en couleur, Sami
                         Suissa est une fi gure des
                         nuits casablancaises. En
                 Pson épouse, Colette, il a
                 trouvé un alter ego parfait : les soirées
                 sont faites pour recevoir des amis par
                 dizaines, les nuits pour danser au Noli
                 ou festoyer au Coq d’Or. En journée,
                 en revanche, il est un promoteur avisé,
                 qui ne se contente pas de spéculer
                 sur les terrains qu’il achète : comme
                 un certain nombre de ses pairs à
                 l’époque, il a une « vision » de la ville
                 et de ses potentialités, ainsi qu’un
                 goût certain pour l’avant-garde. Mais
                 bien qu’ayant fait fortune et converti
                 au christianisme depuis son mariage,
                 Sami Suissa reste pour les autorités
                 françaises comme pour les grandes
                 familles casablancaises un petit juif
                 de l’ancienne médina. Les hauteurs
                 d’Anfa, qui commencent à se peupler
                 progressivement, lui sont interdites.
                 Qu’à cela ne tienne : sa maison sera
                 la porte du quartier « chic » et la plus
                 spectaculaire de la ville ! Le plan
                 d’urbanisme dessiné par Henri Prost
                 sert son dessein : il y a ce terrain en
                                                    Vue  aérienne de la villa Suissa juste avant son inauguration.
                 forme de triangle, au pied d’Anfa. Et,
                 cerise sur le gâteau, l’emplacement
                 permet d’embrasser du regard toute
                                                   LA VILLA DU FOU
                 la ville.                      « LA VILLA DU FOU »
                 En bons Casablancais, Sami et
                 Colette Suissa ont les yeux rivés sur la   Les travaux démarrent en 1945.   40 et au début des années 50. A   harcelaient en répétant : ‘ ton
                 Californie. « Les clients désireux de   « Pendant la construction de la   l’époque, c’était la campagne. »   père est en faillite’. » Les travaux
                 se faire construire une villa cossue   villa, nous habitions une toute   Mais la construction de la villa   sont achevés en 1947. Le soir de
                 n’ont aucune peine à découvrir sur   petite maison sur un terrain situé   fait rapidement jaser dans   l’inauguration est grandiose, non
                 les écrans les modèles proposés   derrière le chantier, se souvient   Casablanca. L’emplacement de   sans une dernière provocation de
                 par Hollywood », écrivent Jean-  Danièle Suissa, l’une des deux   la construction et sa modernité   Sami Suissa. « Quelques jours
                 Louis Cohen et Monique Eleb dans   fi lles de Sami. Après l’école, notre   radicale représentent une double   avant l’inauguration de la maison,
                 Casablanca, mythes et fi gures   terrain de jeu était la maison en   provocation. Les conservateurs et   un marchand de tapis-brosse
                 d’une aventure urbaine. Le couple   construction. On allait planter des   les jaloux se liguent pour moquer   est venu sonner à la maison,
                 a donc une idée précise de la maison   clous, aider les ouvriers à poser   « la villa du fou », qualifi catif   raconte Danièle. Dans un premier
                 de ses rêves. Pour la réaliser, ils font   les pierres... » Parallèlement, le   attribué aussi bien à Suissa qu’à   temps, mon père a refusé de lui
                 appel à un jeune architecte, Jean-  développeur aménage les terrains   Zevaco. « Mes parents avaient   en acheter. Le vendeur lui a dit:
                 Louis Zevaco, qui revient au Maroc,   environnants. « Il a développé   décidé que le rez-de-chaussée   ‘monsieur, je ferai ce que vous
                 son pays d’origine, après avoir fait   ce qui s’appelait à l’époque le   serait en marbre noir sans aucune   voulez !’. Mon père a réfl échi, et il a
                 l’Ecole des beaux-arts de Paris. Son   boulevard Mirabeau, explique son   veine, se souvient Danièle. Le   fi ni par accepter. Il lui a commandé
                 manque d’expérience, qui le rend plus   fi ls, Patrick. Comme il construisait   premier contingent de marbre qui   un tapis-brosse qui faisait toute
                 malléable qu’un architecte confi rmé,   une maison exceptionnelle, il   est arrivé comportait des veines.   la longueur de l’entrée. Et, le soir
                 ainsi que son esthétique moderne,   voulait que les maisons autour le   Mon père l’a renvoyé. Le temps   de l’inauguration, chaque fois qu’il
                 marquée par les infl uences de Frank   soient également et il a donc fait   que le nouveau marbre arrive, les   faisait visiter la maison à quelqu’un,
                 Lloyd Wright et Oscar Niemeyer, en   construire une série de petites   travaux ont été arrêtés. A l’école   il s’essuyait ostensiblement les
                 font le candidat parfait.      villas. Il a ainsi développé tout le   Audissou où nous étions, mon   pieds sur un tapis-brosse où était
                                                bas d’Anfa à la fi n des années   frère et moi, les gosses nous   inscrit ‘Opinion Publique’. »



                  70   VH magazine   Novembre   2011
   65   66   67   68   69   70   71   72   73   74   75