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LA COUV’  I I  Destins brisés

                                          Gilles Zenou

                                          LA DERNIÈRE NUIT




                                               u printemps de l’âge, il   parodie des Mille et une   deuxième nuit). La nostalgie
                                               croise l’inéluctable, la   nuits, il écrit pour exorciser   comme le souligne Guy Degas,
                                          Amort. C’était un jour du   les questions brulantes, pour   devient « tenace et favorise la
                                          mois de janvier 1989 à Paris.   se souvenir. Une écriture   rétrospection ». Moktar part

                                          Ville d’exil où les étrangers   impossible qui fixe les lieux de   à la quête généalogique de
                                          naissent et meurent dans la   la mémoire.           l’aïeul mémorial qu’il retrouve
                                          solitude et l’indifférence. Le   L’histoire des Nuits,   en la personne de Salomon, un
                                          métro continuera toujours   L’Harmattan, collection   arrière grand-père.
                                          d’arpenter ses chemins enfouis   Ecriture arabe, 1989, se passe   L’enfant est tantôt juif, tantôt
                                          et labyrinthiques. Gilles, dont   dans un pays imaginaire où   musulman ou païen. La hantise
                                           l’œuvre est hantée par le   la mort, la reine, étrangle un   de la perte de cette identité
                                          spectre de la mort, a voulu   enfant chaque nuit. Moktar,   multiple et le problème de sa

                                           tout faire, tout dire, tout écrire   le fils du vizir, voulut arrêter   sauvegarde sont au cœur de
                                          comme s’il avait pressenti sa   le massacre et venger les   la culture judéo-marocaine.
                 Philosophe, nouvelliste   fin proche.               victimes. Il proposa à la mort   De là le recours à la mémoire

                 et romancier, l’écrivain   Né en 1957 à Meknès, docteur   de lui raconter des histoires.   pour ressusciter les images,
                 marocain Gilles Zenou    en philosophie et docteur d’Etat   Ainsi chaque nuit, il lui narra un   les senteurs, et les saveurs
                 meurt à Paris en 1989.   ès lettres, il rédigea plusieurs   récit, fragment de sa vie réelle   du temps perdu, « l’odeur du
                  Il avait 32 ans.        articles consacrés à Proust,   ou rêvée. Il mourra au moment   cumin et du jasmin », « une
                                          Kafka, Bondac, Resenzweig,   où il se taira, à la treizième nuit.  chevelure piquée d’une rose

                                          Buber et Levinas, ainsi que   En filigrane de ces récits et   séchée », « les motifs d’une

                                          deux thèses, l’une sur la   au fil des pages et des nuits,   tapisserie de Séfrou »,  les
                                          signification du Livre de Job,   l’occulté surgit. « Je délaissais   mélodies Gnawas et la douce

                                           l’autre sur la phénoménologie   les ombres familières pour me   musique andalouse, les
                                          de la condition juive en France   perdre dans le miroir de l’exil et   tables dressées et garnies,
                                          et en Allemagne au XXe siècle.   de la solitude » (histoire de ma   les amours initiatiques des
                                          Il publia des romans, contes   fugue, onzième nuit). L’Etre juif   « gazelles au corps de soie »,
                                          et récits : Mektoub, Sillages,   marocain, en quittant le pays   Khlina, Ourida et Malika.
                                          1987, Le livre de cercles,   natal, vit dans la déchirure,   La limite du souvenir, de la
                                          Sillages, 1988, Le livre des   le déracinement et l’errance   parole et de l’écriture est
                                          dupes, contes, L’Harmattan,   perpétuelle.          l’oubli. La mort, la pire des
                                          1989, La désaffection, Noël   « Quelle est ta race ?  morts, est amnésie. N’est-il
                                          Blandin, 1990. Œuvre prolifi que   Ma race est l’exil.  pas écrit dans la neuvième nuit
                                          qui explore les limites des   Quel est ton pays ?   (histoire du brocanteur) que
                                           interrogations inouïes : L’exil,   Mon pays est le vent.  « la mémoire de l’homme était


                                           EN FILIGRANE DE CES RÉCITS ET AU FIL DES PAGES ET DES NUITS, L’OCCULTÉ SURGIT. « JE
                                           DÉLAISSAIS LES OMBRES FAMILIÈRES POUR ME PERDRE DANS LE MIROIR DE L’EXIL ET DE
                                           LA SOLITUDE » (HISTOIRE DE MA FUGUE, ONZIÈME NUIT). L’ETRE JUIF MAROCAIN, EN QUITTANT
                                           LE PAYS NATAL, VIT DANS LA DÉCHIRURE, LE DÉRACINEMENT ET L’ERRANCE PERPÉTUELLE.


                                           la mémoire, l’identité judéo-  (Histoire de la vierge d’Erfoud,   l’origine de sa souffrance, de
                                          arabe.                    treizième nuit)           son agonie » ?
                                          Dans Les Nuits, il fait appel   Situation due à un concours de   Les Nuits est à la fois conte
                                          à un fond archéologique   circonstances où la stratégie   merveilleux et méditation
                                          populaire, utilise une langue   coloniale a joué un grand rôle.   philosophique profonde sur
                                          plus proche du conteur de   Au fameux « vos ancêtres sont   la mémoire, l’oubli, le doute,
                                          Jamâa El Fna que de celle d’un   gaulois », Moktar répond, « je   l’artifice de la vie et l’absurdité

                                          écrivain aspirant à siéger un   suis un sauvage, monsieur   de la mort, méditation sur
                                          jour à l’Académie française,   l’ogre, je ne veux pas de votre   l’invention de la parole et des
                                          Gilles Zenou écrit. Dans une   culture… » (Histoire de l’ogre,   mots, bref sur l’Ecriture.


                      VH magazine   Juillet   2014
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