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policiers se sont contentés de jeter   d’arrêt. A l’intérieur, il fallait d’abord   EXÉCUTIONS ET RÈGLEMENTS
                 un œil, ils n’ont pas demandé de carte   montrer les documents autorisant   DE COMPTES
                 d’identité. Ceci dit, nous avions notre   notre visite. Ensuite, on devait passer
                 propre service de renseignements :   deux barrages. Puis, on rentrait   En France, les consciences   Tabacs, raconte Ahmed Benkirane.
                 dès qu’une voiture de police sortait   dans un très long couloir où il y avait   commencent à s’éveiller,   Nous avons aussi boycotté la
                 du commissariat central, nous le   là, entassées, beaucoup d’autres   notamment grâce à François   Cosuma (ancêtre de la Cosumar).
                 savions ». D’autres n’ont pas autant   familles venues voir leurs proches   Mauriac, dont le « bloc-  Et puis, à un moment donné, c’est
                 de chance : c’est notamment le cas   détenus. Devant nous, il y avait un   notes » publié dans l’Express,   devenu l’affrontement total. Nous
                 de Mohamed Zerktouni qui, arrêté   muret de béton surplombé d’un   plaide inlassablement pour   boycottions une usine de textiles
                 le 18 juin 1954, se suicide pour ne   grillage. De l’autre côté du muret, un   l’indépendance du Maroc.   de Fedala (ex-Mohammedia), qui
                 pas parler sous la torture ; d’Ahmed   garde armé arpentait le couloir d’un   Jacques Lemaigre Dubreuil,   s’appelait Icoma : les commerçants
                 Rachidi, qui sera passé par les armes,   bout à l’autre. Puis un autre muret   Jean Védrine et Henryane de   qui continuaient de vendre ses
                 et de bien d’autres.
                 Pour tous, c’est une période de
                 terreur. « Le couvre-feu avait été
                 imposé en 1953, à la suite des
                 attentats. Il y avait des soldats
                 sénégalais sur les toits pour veiller
                 à ce qu’il soit respecté. Au bout

                 d’un moment, on a fini par les
                 avoir dans la poche : les pauvres
                 faisaient ça malgré eux. Un soir, j’ai
                 eu une crise de péritonite, mais je
                 ne pouvais pas descendre en ville
                 en raison du couvre-feu. Près de
                 chez moi vivait le docteur Douiri. Il    Gilbert Grandval.  En 1955, les rues de Casablanca sont à feu et à sang.
                 n’avait pas d’anesthésiant, si bien
                                                                                                  produits étaient éliminés par les
                                                                                                  résistants. Beaucoup de buralistes
                                                                                                  ont été descendus parce qu’ils
                                                                                                  continuaient de vendre du tabac.
                                                                                                  Quand vous êtes dans cette
                                                                                                  dynamique d’affrontement, il n’y
                                                                                                  a plus de limite… » « On avait
                                                                                                  interdit à l’un de mes oncles
                                                                                                  de vendre du gaz, se souvient
                                                                                                  Joseph Oiknine, qui habitait alors
                                                                                                  la médina. C’était une tête brûlée,
                                                                                                  il n’a rien voulu entendre. Les
                                                                                                  nationalistes l’ont abattu de cinq
                                                                                                  balles dans le corps. Un autre jour,
                    Edgar Faure à Aix-les-Bains.                          Mehdi Ben Barka.
                                                                                                  un homme a été tué devant notre
                                                                                                  maison. C’était un samedi. Nous
                 qu’il a dû m’opérer sans anesthésie.   avec un grillage. C’est ainsi que nous   Chaponnay joueront également   sommes restés cachés derrière
                 Heureusement que mon frère avait   avions le droit de voir mon père. Il   un rôle important. Mais à   les volets. Ils l’ont laissé dans la
                 du whisky ! ». Pour les familles des   fallait hurler pour se faire entendre   Casablanca, le cycle de la   rue, il faisait chaud : nous avons vu
                 résistants emprisonnés, la tristesse   car tout le monde parlait en même   violence s’accentue. « La nuit,   son corps se décomposer toute la
                 et l’humiliation s’ajoutent à la peur:   temps. Mon petit frère avait un an.   on monte sur les terrasses pour   journée. »
                 « Ma mère, la pauvre, a beaucoup   Ma mère le soulevait à bout de bras   voir le visage du Souverain sur   Pendant ce temps, la branche
                 souffert durant cette période, raconte   aussi haut qu’elle pouvait pour que   le croissant de lune. Le jour,   politique du mouvement
                 Soukaina Jamaï. Nous étions cinq   mon père puisse le voir. Comme pour  la ville s’embrase », raconte   nationaliste continue de négocier
                 enfants. Elle devait nous nourrir,   dire : tout va bien... le petit se porte   Frédéric Mitterrand dans son   avec les Français libéraux. Parmi
                 nous envoyer à l’école, préparer à   bien. Au retour de la prison, ma mère   documentaire. Les autorités   eux, Ahmed Benkirane, qui
                 manger pour mon père, lui apporter   ramenait avec elle le linge sale de   françaises multiplient les   raconte : « Les Français avaient
                 la nourriture à la prison de Ghbiyla   mon père. Il fallait le saupoudrer de   ratonnades, les arrestations,   installé un certain Hadj El Abd
                 derrière Derb Omar... le tout à pieds.   DTT pour le nettoyer de la vermine   les tortures et les exécutions   Soussi comme président de
                 Chaque semaine, elle devait aller   et des poux qui pullulaient en prison.   arbitraires. Les nationalistes ne   la chambre de commerce et
                 au tribunal militaire et demander au   Bien sûr, il ne fallait surtout pas que   sont pas en reste, assassinant   d’industrie marocaine. C’était
                 procureur une permission de visite   ce linge soit lavé avec nos vêtements,  des Européens mais aussi   un brave type, un homme pieu.

                 afin de nous emmener le mercredi   pour ne pas que je sente le DTT   de nombreux Marocains   A l’époque, on lui avait envoyé
                 après-midi le voir en prison. Je n’ai   quand j’allais à l’école française.   soupçonnés, à tort ou à raison,   plusieurs messages pour lui dire
                 jamais autant pleuré de ma vie que   C’était bête, mais pour moi, il ne fallait  de collaboration. « Nous avions   de ne plus collaborer avec les
                 durant ces visites. On rentrait par la   pas qu’au lycée on sache que mon   interdit de fumer, parce que   Français. Un jour, un résistant
                 grande porte métallique de la maison   père était en prison. »  nous boycottions la Régie des   s’est approché de lui et a tiré.


                                                                                            Novembre   2011    VH magazine   107
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