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LE CHAMPOREAU
LE CHAMPOREAU
UN ÉTABLISSEMENT CENTENAIRE
UN ÉTABLISSEMENT CENTENAIRE
Dans les cabarets, la chanson QUARTIER DES ARTISTES célèbre. C’est à Casablanca qu’il a mes enfants et mes petits-enfants. Et
« In the mood » de Glenn Miller Le Champoreau est situé boule- été applaudi pour la première fois. nous aimons le Maroc.
fusait de partout. C’était une vard de Paris en plein centre du Il a écrit sur notre livre d’or : « Main- Lorsque j’ai rencontré mon mari, il
époque folle. quartier des Archers, tout à côté tenant, on me demande de signer ». était directeur des Acteurs Associés,
Un jour de 1944 ou 1945, un de l’ancien théâtre. Du fait de Charles Trenet a emprunté à ma une société de distribution de fi lms
soldat américain est rentré au café. ses établissements de prestige mère un rasoir électrique qu’il n’a de cinéma. Ensuite, il m’a rejointe
Il a eu une altercation avec un marin qui n’avait rien à envier à ceux de jamais rendu. Yves Montand était dans l’entreprise familiale, car ce
français aux termes de laquelle il Paris, le quartier connaissait une un grand habitué. Coccinelle, le plus n’est pas évident pour une femme
a fait tomber par terre le bonnet vie nocturne des plus intenses. beau travesti au monde, a, en guise seule d’exercer ce métier. Heureuse-
du marin. Cela a déclenché l’une Il y avait le Roi de la bière où se de signature, apposé un baiser au ment que je ne bois pas et ne fume
des plus grandes bagarres que le produisaient des orchestres de rouge à lèvres sur une page de pas. Mes employés ont toujours eu
quartier des Archers et Casablanca musique de grand talent. Il y avait notre livre. Tout ça s’est achevé avec le plus grand respect pour moi car
aient jamais connues. Une bagarre
épouvantable. Des dizaines de
marins français et de GI’s venaient
prêter main forte à leurs copains. Le
café a été entièrement détruit. Ils
nous ont cassé toutes les chaises
et toutes les glaces. On était cachés
derrière le bar.
Quand les soldats américains
venaient au Champoreau, ils
posaient une liasse de dollars sur
le zinc du comptoir et disaient :
« One beer ». On les servait et on
prenait le prix de la consommation
directement de la liasse de dollars.
Il y avait de la musique partout. Ma
tante a épousé un grand batteur.
Il jouait avec le fameux orchestre
parisien Gus Viseur. Moi j’avais 13 1915 : le nom initial du Champoreau était le Royal Champoreau.
ou 14 ans, mais si j’avais eu 20 ans
à l’époque, peut-être qu’aujourd’hui, aussi le café de la Comédie où le la destruction du Théâtre. Pourquoi en travaillant ici, ils savent qu’ils ne
je vivrais en Amérique. Parce maître d’hôtel portait une queue de nous l’ont-ils détruit ? Il était si manqueront de rien. Beaucoup ont
que beaucoup de fi lles partaient pie et le sommelier proposait les mignon. Il suffisait de le consolider. travaillé au Champoreau jusqu’à leur
avec les Américains, beaucoup meilleurs vins. Il y avait beaucoup Tayeb Seddiki, qui s’en occupait, retraite.
d’israélites surtout. Les bases de cabarets, tels que le Negresco, déjeunait chez nous tous les jours. Dans les années 60, j’ai été la
américaines étaient situées à l’Ambassy ou le Don Quichotte. Et première à lancer la mode des
Nouasseur. Ensuite, ils sont partis, donc, les gens qui sortaient dans DES RACINES crêperies à Casablanca. J’ai ouvert
pour l’Espagne. Quand on pense ces endroits là venaient tous après, MAROCAINES « Chez Nono » dans un local adjacent
au boom économique qu’a connu à partir de trois heures du matin, Les années 50 ont été plus calmes. au Champoreau. Tous les élèves
l’Espagne après, je me dis qu’on manger au Champoreau. On servait C’était l’après-guerre. Il y a eu les du lycée Lyautey venaient manger
n’aurait pas dû les laisser partir. des spaghettis à la sauce tomate, restrictions. En 1956, le Maroc chez moi. Il y a quelques années,
Parce que l’Espagne, avant les du cassoulet ou des entrecôtes. a acquis son indépendance. Et j’ai décidé d’entamer une nouvelle
Américains, était un pays vraiment L’établissement était ouvert 24 je vais vous dire quelque chose : carrière de chanteuse et de comédi-
pauvre. Voyez maintenant ce qu’ils heures sur 24. Les comédiens du c’est une très bonne chose parce enne de théâtre. Cela a toujours été
sont devenus. Théâtre venaient chez nous après que chacun doit retrouver son ma grande passion. J’ai donné une
Puis en 1947, 1948, toute la leur représentation. C’est ainsi que pays. Bien que j’aie reçu beaucoup représentation aux Studios des Arts
marine française a débarqué à nous avions, parmi notre clientèle, d’offres d’emploi venant de France, vivants. J’ai aussi fait de la publicité
Casablanca. On avait des milliers toutes les vedettes métropolitaines ma famille et moi avons décidé de dans les années 80, pour Knorr.
de marins. Moi, j’étais la Brigitte en tournée en Afrique du Nord. rester au Maroc. J’ai toujours aimé Depuis, on me reconnaît souvent
Bardot de l’époque (rires). Je ne Ont signé notre livre d’or Pierre et adoré ce pays. Mes racines sont et on m’appelle « Madame Knorr »
vous le cache pas : je recevais Brasseur, Charles Aznavour, Charles ici. Je suis peut être d’origine fran- (Rires). Mais ma véritable passion
trois à quatre lettres de marins du Trenet, Yves Montand, Coccinelle... çaise et sicilienne mais mon âme c’est la chanson. J’ai d’ailleurs rendez-
monde entier tous les matins que Aznavour était déjà un client du est profondément marocaine. C’est vous tout à l’heure avec mon profes-
Dieu faisait. Champoreau avant de devenir ici que je suis née, de même que seur de chant.
Novembre 2011 VH magazine 83

