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LA RUE DE L’HORLOGE,
LA RUE DE L’HORLOGE,
LA RUE DU PLAISIR
LA RUE DU PLAISIR
« La rue de l’Horloge est
une des plus animées de
Casablanca. Elle a eu son
époque de splendeur,
évanouie avant même qu’elle
soit complètement bâtie. Le
commerce de luxe l’a désertée
pour les artères plus neuves,
et elle ne connaît depuis
qu’une activité sans éclat. La
nuit, elle prend sa revanche,
car elle est devenue la rue
du plaisir. Les enseignes
lumineuses des bars, des
caveaux et des dancings
en plein air arrivent à lui
donner, par une belle nuit
d’été, la gaité de mauvais aloi d’une fi lle à bon marché. Mais
quand la brume océane enveloppe Casa d’un suaire mouillé, elle
Délabré, à l’abandon, le Sphinx fut fermé dans les s’assoupit, elle écoute, morose, le pas des rares passants, et la
années 70, après la disparition des truands français. plainte d’El-Hank, dont la sirène de brume rythme cent fois par
heure la respiration de la ville endormie. »
Jean François La Marche, Minuit, rue de l’Horloge,
LE SPHINX : LUXE, CALME ET VOLUPTÉ 1946 (du roman, Jean Lordier avait tiré un fi lm dont la pellicule a
LE SPHINX : LUXE, CALME ET VOLUPTÉ
fl ambé)
Ce fut l’une des maisons closes les plus réputées de par le monde.
Installée dans la ville des roses, Fédala, actuelle Mohammedia, elle
fut édifi ée par des capitaux privés et la participation fi nancière de Haj
Thami El Glaoui, le plus éminent des « bordeliers », comme l’appelait UN MARTINI AU CINTRA
le professeur Louis Massignon. Une réplique du Sphinx du boulevard « Le Cintra est un petit bar
Edgar-Quinet, bordel de luxe que fréquentèrent artistes et écrivains de moderne de la rue de l’Horloge
Paris entre 1931 et 1946, date, dit-on, de sa fermeture. Une vingtaine à Casablanca. Des artistes,
de fi lles, des Européennes dans leur majorité, et quelques juives, se des peintres, des journalistes le
relayaient pour satisfaire les besoins de personnalités locales et fréquentent, surtout le soir entre
étrangères friandes de chair fraîche. Plus qu’une maison close, ce cinq et sept heures. Justement
fut un havre de paix avec jardin ombragé, bar de luxe, restaurant Paul Guillaudin, journaliste de
de qualité, musique, machines à sous et tables de baccara et poker. son métier, est là en compagnie
Tenu par M. Zurita, plus tard par le truand Georges Boucheseiche, de son amie Jackie. Ils sont
sa gérante n’était autre que la fameuse Mme Andrée évoquée par juchés tous les deux sur de hauts
Jacques Brel dans Jef, l’une de ses célèbres chansons : « on ira voir tabourets devant le comptoir.
les fi lles/chez madame Andrée/paraît qu’y en a des nouvelles ». Dans Il a demandé un martini blanc,
SDECE, service 7, l’extraordinaire histoire du colonel La Roy-Fainville elle un jus de tomate. Le garçon
et ses clandestins, sorti aux Presses de la Cité en 1980, Philippe qui les connaît bien et qu’ils
Bernet évoque l’épisode où le chef des services secrets français au connaissent bien (ils l’appellent
Maroc échappe à la foule qui célèbre le retour du Roi en se cachant, par son prénom : Georges) a
en compagnie d’un collègue, au Sphinx. Il y retrouve une ancienne disparu un instant derrière une
connaissance, l’incontournable Mme Andrée qu’il avait connue dans porte et revient maintenant avec une petite boîte de jus de tomate.
les années 1940 à Rennes. L’entremetteuse y tenait la maison close Sur l’étiquette blanche et rouge on voit un soleil jaune et le mot
La Feria. California. Georges cherche un instrument dans un tiroir, perce deux
Le journaliste-écrivain du Monde Péroncel-Hugoz, qui habita quelque trous dans la boîte, la renverse au-dessus du long verre qu’il a posé
temps dans la ville, a écrit dans « Le Maroc par le petit bout de la devant Jackie. C’est un gaillard bronzé avec des cheveux très noirs
lorgnette » : « on venait du bout du monde pour tirer un coup dans coupés courts, presque en brosse : comme l’exige son métier il a les
cette maison de passe hors pair. Ou simplement y passer une soirée, manches retroussées jusqu’au coude, mais sur sa chemise blanche
fi gurez-vous, danser, boire, fumer, manger un morceau, écouter une sa cravate est verte et non pas noire. Ses joues sont bleutées :
chanson, discuter. Il y a même eu, à titre exceptionnel, des visiteuses probablement ne s’est-il pas rasé ou, s’il l’a fait, ce devait être très
de marque étrangères venues uniquement prendre un verre au Sphinx tôt ce matin. Jackie le remarque : elle ne déteste pas cela. Le jus
par curiosité, comme Edith Piaf, Simone de Beauvoir, Gloria Lasso de tomate coule, pâteux, sirupeux, comme une douce lave rosâtre,
ou Dalida ». Michel Simon, autre habitué des lieux, entretenait des d’abord en cône, puis en un long jet cylindrique qui va s’amincissant
relations intimes avec les fi lles et correspondait avec elles à coup de jusqu’au fond du verre. »
cartes postales…. Raymond Jean, La Conférence, roman, éditions Albin Michel, 1961
Novembre 2011 VH magazine 81

